"Super Size Me"
Fort de son expérience dans la télé-réalité, le réalisateur américain Morgan Spurlock s'est pris comme cobaye pour avertir des dangers de la nourriture servie par les chaînes de restauration rapide. Une démonstration sans nuances, qui a déjà fait la preuve de son efficacité.
Voilà une arme de combat qui nous arrive la crosse marquée d'une encoche : Super Size Me, documentaire consacré aux méfaits de McDonald's, n'était pas encore sorti que la firme renonçait à proposer son option "Super Size", qui, pour une somme modique, permettait d'augmenter la taille de chacun des ingrédients du menu. Deux litres de boisson gazeuse sucrée et caféinée, par exemple, au lieu d'un litre et demi, pour arroser les 250 grammes de hamburger et la livre de frites.
McDonald's a annoncé l'abandon des menus Super Size quelques jours après la présentation du documentaire de Morgan Spurlock au festival américain de cinéma indépendant de Sundance, en janvier, tout en précisant que cette décision n'avait rien à voir avec la prochaine sortie du film, par ailleurs dénoncé comme partisan et sans rapport avec la réalité.
Il faut convenir que Super Size Me est de ces documentaires qui fabriquent une réalité. Pendant un mois, Morgan Spurlock, créateur de l'un des shows originels de la télé-réalité - You Bet You Will - a pris tous ses repas chez McDonald's. Pendant cette expérience, il a essayé toutes les propositions de la carte, et, à chaque fois qu'on lui a proposé l'option Super Size, il l'a acceptée. Avant d'entamer ce régime, il s'est soumis aux examens de son généraliste, d'une gastro-entérologue, d'un cardiologue et d'une diététicienne, qui l'ont ensuite suivi pendant un mois.
La firme aux arches dorées (on traduit littéralement ici la périphrase en vigueur outre-Atlantique pour désigner le "maquedeau" français) fait aujourd'hui valoir que ces comportements ne sont pas ceux de la vie réelle.
Il n'empêche, la démonstration de Morgan Spurlock est impressionnante. Elle repose sur la sainte terreur que voulaient susciter les tableaux comparatifs d'organes internes qui ornaient les salles de classe françaises jadis : fig A., foie d'homme sain ; fig. B., foie d'alcoolique. Sauf qu'il ne s'agit pas ici d'une image en carton, mais du corps d'un jeune Américain en pleine forme (il fait du sport, et sa petite amie est cuisinière végétarienne d'obédience végane - c'est-à-dire refusant toute exploitation animale : ni cuir ni laine ni animaux domestiques) que l'on voit se dégrader à une vitesse confondante : il se ramollit, s'agrémente d'une ceinture adipeuse et son teint devient cireux, un effet encore accentué par les tristes couleurs de la vidéo. Mais tout cela n'est rien comparé aux résultats de ses analyses sanguines : son taux de cholestérol s'envole, son foie réagit comme s'il avait affaire à de vastes quantités d'alcool, et Alex, sa compagne végane, se plaint de la dégradation de leurs rapports sexuels.
Le récit de cette diète infernale occupe à peu près la moitié de Super Size Me, le reste étant consacré à l'épidémie d'obésité qui frappe les Etats-Unis. La première séquence du film donne quelques indications quant à l'origine de ce tsunami de cellulite. On y voit des enfants chanter une comptine mimée qui égrène les grandes marques de la restauration américaine. Ils dessinent le toit de Pizza Hut et les arches de McDonald's sans hésitation. Plus tard, Morgan Spurlock filme quelques femmes devant la Maison Blanche et leur demande de réciter le serment d'allégeance au pays que tous les enfants apprennent à l'école. Elles n'y arrivent pas, mais interprètent sans une erreur les publicités qui égrènent le menu d'une grande chaîne de restaurants.
La thèse de Spurlock, nourrie de chiffres, d'entretiens, ne surprendra pas : l'industrie agroalimentaire déploie tous les artifices du marketing pour fidéliser des clients dont les plus assidus sont baptisés "heavy users", un terme généralement utilisé dans l'analyse des dépendances. Les entreprises dirigent cette agressivité en priorité vers les enfants et utilisent les propriétés addictives des matières grasses et du sucre. Plusieurs séquences sont consacrées à l'état catastrophique des cantines scolaires. Le spectateur français ressentira sans doute un frisson en constatant que l'un des fournisseurs des cantines scolaires américaines en repas défiant le bon sens diététique est une société hexagonale, Sodexho.
Ce mélange d'immédiateté issue de la télé-réalité et de démonstration militante se révèle irréfutable et parfaitement accessible au cœur de cible commun à la restauration rapide et à Morgan Spurlock : la jeunesse. Il faudrait un effort surhumain pour se précipiter au McDonald's quand les lumières se rallument. Le spectacle de la régurgitation du premier repas Super Size absorbé par Spurlock induit un effet quasi pavlovien : à l'avenir, il suffira d'y penser pour s'empêcher de succomber à la tentation des arches dorées.
Reste que ce type de film propagandiste, qui partage bien des procédés avec les deux derniers films de Michael Moore, se prive d'une dimension essentielle commune à la plupart des grandes œuvres du cinéma documentaire : la liberté. Rien ici n'arrive qui n'ait été organisé, prévu, voulu. Tout ou presque concourt à la démonstration d'une thèse, sans que les êtres et les lieux aient d'autre raison d'être à l'image. Morgan Spurlock et Michael Moore feront valoir que, face à la violence médiatique de la publicité ou de la communication gouvernementale, il ne faut pas lésiner sur les moyens de la contre-attaque, et la disparition des menus Super Size tend à leur donner raison.
On peut même s'émerveiller de constater que le vieux cinéma reste une arme si efficace, parce qu'il a pour lui la durée et - comme le prouve le succès public de Super Size Me aux Etats-Unis - la dimension collective de la projection en salle. Mais une fois épuisé le projet militant du film, il ne reste plus de place pour ce qui fait du cinéma un art. Super Size Me a la même espérance de vie qu'un article de journal : dans cinquante ans, un historien scrupuleux s'en servira pour étayer une étude sur les mœurs du début du XXIe siècle, mais on voit mal un cinéphile enthousiaste le déterrer pour son plaisir ou celui de ses amis.
Documentaire américain de Morgan Spurlock (1h38)
Thomas Sotinel : Le Monde du 30 juin 2004
Sentinelle : Services : Cinéma
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