30.7.04

A bord d'un sous-marin nucléaire

Troisième d'une série de quatre, le sous-marin nucléaire Vigilant termine ses essais avant l'admission au service à la mer. Il rentre d'une campagne de tests dans les profondeurs de l'Atlantique Nord. Notre collaborateur Jean-Pierre Buisson y a passé cinq jours à bord, dans un monde de silence.

Un cétacé d'acier
Amarré à la digue du Homet à Cherbourg où il a été construit, le Vigilant profile sa longue coque noire. Les amateurs le trouvent superbe. Les esthètes le voient comme une sculpture d'art moderne aux lignes pures. Question de goût. Toutefois, l'énorme masse de 14.000 tonnes ne peut laisser indifférent. Sa puissance impressionne. Tiré par trois remorqueurs, déhalé par des pousseurs, le sous-marin à propulsion nucléaire embouque la grande rade. Cap sur l'Atlantique. En Manche, le mastodonte navigue en surface sous protection d'un escorteur. Ce cétacé d'acier n'aime pas les petits fonds. Il roule comme un tonneau à la moindre houle. Son univers, ce sont les abysses marins. Là où la lumière ne pénètre plus, où la mer n'a plus d'horizon.

«Descendre à 70 mètres, assiette 8°»
Dans le PCNO, (Poste de contrôle navigation et opérations) véritable centre névralgique du bâtiment militaire, l'ordre du commandant Éric Schérer est répété en écho par l'homme de barre. On l'appelle pilote, tant son poste ressemble à celui d'un avion gros porteur. Ici, la lumière est tamisée pour que l'oeil ne fatigue pas à lire les centaines d'indications relayées sur les multiples pupitres. Le plancher s'incline en douceur. « Je perds la vue », annonce l'officier de quart au périscope. Sur l'écran de contrôle, l'image se couvre de bulles, le ciel disparaît. «70 mètres, cap au deux, six, zéro, vitesse 8 noeuds», informe le pilote. «Bien. Vitesse douze noeuds, la barre dix à gauche.» Le Vigilant s'ébroue, il est ici chez lui. «À cette profondeur, nous sommes certains de ne plus heurter un navire de surface», précise le capitaine de vaisseau Schérer. Au-dessus de nos têtes, des milliers de tonnes d'eau salée. Sous nos pieds, entre trois et quatre mille mètres de profondeur. Émotifs s'abstenir. À cet instant, on relativise ses exploits de plagiste palmé.

Dans le bateau, le silence s'installe
Tout entendre, tout savoir sans jamais être repéré, c'est la devise des 110 hommes d'équipage. «Le silence, c'est notre sécurité», explique le commandant en second Olivier Debray. Sous l'eau, le boulot du Vigilant, c'est la dissuasion. Équipée de missiles nucléaires d'une puissance effrayante, apte à tout détruire à 5.000 kilomètres en vingt petites minutes, la flotte de SNLE-NG (sous-marins nucléaires lanceurs d'engins-nouvelle génération) constitue l'arme absolue de la France. Sur ces bateaux, tout est conçu pour qu'aucun bruit ne trahisse leur présence. La coque épaisse, celle qui est capable de résister à des pressions à broyer menu un navire classique, n'est pas en contact avec l'habitacle. Tout ce qui est embarqué, des chambres au réacteur nucléaire, est suspendu. Le moindre tuyau est serti de caoutchouc.

Une cavalcade de crevettes
Le résultat est stupéfiant. Pour vérifier le fonctionnement de certaines pompes, il faut les toucher de la main pour percevoir une faible vibration. À l'oreille, elles sont muettes. Ce n'est pas le cas à l'extérieur. Dans les écouteurs des veilleurs sonar, les réputées 'oreilles d'or', l'océan se révèle bavard. Ce bruit de charge de cavalerie que l'on capte soudain révèle la présence d'un régiment de crevettes aussi dense qu'un vol de sauterelles. Des cachalots, des dauphins, l'univers du Vigilant est peuplé de sons fabuleux et enchanteurs. Mais d'images, aucune. Aucune liaison vers la terre non plus. Ici, le jour et la nuit se confondent et le temps prend son temps.

Claustrophobes s'abstenir
«Pendant une patrouille (pas moins de soixante-dix jours), notre horizon se limite à la longueur des coursives», raconte un quartier maître. 138 mètres de long, 12,50 mètres de diamètre, la vie à bord du SNLE-NG n'est pas celle d'un paquebot de luxe. Ce n'est pas non plus celle des forçats de l'océan. Les chambres sont petites sans être exiguës, la cafétéria a la dimension d'une cantine scolaire rurale et le carré des officiers est coquet et confortable. À condition de ne pas souffrir de claustrophobie et d'avoir un mental d'acier, on y survit. «Mais, on y prend du poids», confie Olivier Debray. À chaque retour, le capitaine de vaisseau se met au régime pour se délester des cinq kilos gagnés en mer. Dans cet univers clos, dans ce monde d'isolement et d'abstinences, le cuistot joue un rôle presque plus important que celui du toubib.

«Immersion à P, assiette 3°»
Cette fois, c'est le grand plongeon. L'affichage digital défile à l'envers. Plus les chiffres grossissent, plus on s'éloigne de la surface. Sur le cadran, l'aiguille confirme. « 120 m, 180 m, 300 m, 350 m, 400 m. » Le néophyte se contenterait volontiers de ce record. Mais l'aiguille continue imperturbablement son tour de cadran jusqu'à atteindre P, point d'immersion maximum classé 'secret défense'. À cette profondeur la pression sur la coque est colossale. Pourtant à l'intérieur, on ne perçoit rien. Cependant, quand le navire retrouve la surface, que les dauphins jouent à nouveau avec l'étrave, on respire mieux. «Mais, on n'est plus tout à fait le même, explique Christophe Fournier, officier marinier. On apprécie différemment le monde.» À son premier retour de patrouille, le premier maître François Huyghues-Beaufonds, Martiniquais de naissance, s'est même surpris «à adorer le crachin brestois». C'est dire si les sous-mariniers ont perdu leurs repères quand ils rentrent au port.

Jean-Pierre Buisson : Ouest France du 29 juillet 2004