13.6.04

HEC et les barbouzes

La prestigieuse école aurait appointé d’anciens agents des services secrets pour déstabiliser sa rivale, l’Essec. C’est ce que révèle un livre avec un luxe de détails. Et pour cause : l’un des auteurs n’est autre qu’un des espions mandatés par HEC…

«De bien étranges méthodes, hier apanage des services de renseignement, sont aujourd’hui courantes dans le monde chaotique de la guerre économique et des entreprises. Guerre de l’ombre où des cadres sans foi ni loi combattent pour préserver ou conquérir des parts de marché, et où tous les coups sont permis : déclencher ou orienter en sous-main une campagne de désinformation contre un concurrent, salir son image publique.

Qui aurait pu imaginer que la plus prestigieuse école de commerce française fasse appel à un spécialiste de la déstabilisation pour attaquer son concurrent ?» : c’est un climat de thriller que révèle le livre «les Secrets de la guerre économique» du journaliste Ali Laïdi, écrit avec Denis Lanvaux et publié au Seuil sous la direction de Patrick Rotman.

On y découvre qu’au premier semestre 2000 HEC aurait mandaté un «consultant» pour monter une opération visant à discréditer sa rivale de toujours, l’Essec. Rappel du contexte : entre 1995 et 1997, l’Essec, à l’initiative d’un directeur ingénieux, Jean-Pierre Boisivon, fait doublement l’actualité. C’est la première grande école à offrir à ses élèves un statut d’apprenti, ce qui leur permet d’être rémunérés. Surtout, c’est la première européenne à décrocher le prestigieux label de l’AACSB, qui couronne les meilleures business schools mondiales. Pour HEC, les effets se font vite sentir : le nombre des élèves qui démissionnent d'HEC pour aller à l’Essec, qui ne dépassait jamais 4 ou 5, grimpe à 8 en 1998, puis à 13 en 1999. La belle affaire, direz-vous… Sauf que l’enjeu est bien plus vaste : la France affronte les surpuissantes écoles américaines que sont Harvard ou Stanford, avec leur fameux MBA (Master of business administration), diplôme mondialement connu pour donner accès aux meilleurs postes dans les affaires. Pour entrer sur ce dur marché mondial, l’Essec s’autoproclame «MBA». Pour HEC, leader historique, la tournure devient très préoccupante.

Le livre décritl’opération Volutes qui aurait alors été mise en place par le cabinet «d’intelligence économique» mandaté par HEC : intoxication sur les forums internet par des faux diplômés, faux recruteurs et faux parents d’élèves ; intervention aussi dans des salons d’orientation scolaire pour torpiller la réputation de l’Essec. L’opération se soldera par un échec. Mais elle est décrite avec un luxe de détails. Et pour cause, le pseudonyme Denis Lanvaux – cosignataire du livre – masque plusieurs auteurs, dont le spécialiste mandaté par HEC : Eric Denécé.

Furieux qu’HEC n’ait pas jugé bon, compte tenu de ses piètres résultats, de lui régler l’intégralité de la note, le barbouze s’est mis à table. Il ne parle pas à la presse, mais distille que ses preuves sortiront si l’école porte plainte… Denécé est un ancien membre des services spéciaux qui a travaillé pour Total lors de son implantation en Birmanie. Et pour le cabinet Atlantic Intelligence, de Philippe Legorjus, un ancien gendarme du GIGN avec lequel il a fini par se fâcher. «Le monde du renseignement économique est truffé de têtes brûlées, de paranoïaques, de fachos, de royalistes et de maos frustrés qui sont capables de n’importe quoi», affirme un spécialiste.

HEC l’ignorait-elle en approchant Denécé par l’entremise de deux de ses profs ? A-t-elle été sensible à son étiquette d’universitaire ? Denécé est en effet l’un des animateurs du mastère «intelligence économique et communication stratégique» de l’université de Poitiers. Au côté de Philippe Darantière, professeur à l’Ecole de Guerre économique et lui aussi ancien salarié de Legorjus. Denécé a par ailleurs co-écrit des livres avec Ludovic François, le professeur qui dirigeait les mastères d’HEC avant d’être récemment muté à un poste moins stratégique. Le mutisme d’HEC devant cette gravissime mise en cause et le fait que ce soit son organisme de tutelle, la chambre de commerce de Paris – et non l’école – qui annonce qu’elle va porter plainte sont très troublants.

Etonnant aussi que le patron d’HEC, Bernard Ramanantsoa, ait postulé, il y a deux mois, à la direction d’une école de commerce moins prestigieuse, Audencia à Nantes. Et que son responsable des finances, Jean-Luc Neyraut, se soit porté candidat pour un poste à l’Ecole de Management de Lyon, au moment où la Cour des Comptes venait de débarquer sur le campus d’HEC...

Pour l’heure, HEC a opposé à ses accusations un démenti sibyllin. Son dircom a nié «l’existence de l’opération telle qu’elle est décrite précisément». «Franchement, ça ne me ressemble pas, martèle Bernard Ramanantsoa, vous m’imaginez en train de signer une opération de déstabilisation de l’Essec ?» On n’imagine rien, on s’étonne qu’HEC ait été si longue à réagir. Est-ce parce qu’il existe un double donnant le détail de la mission commandée, prouvant qu’il ne s’agit pas d’une «banale mission de lobbying» comme le suggère l’école ? Et dans ce cas pourquoi l’école aurait-elle pris de haut ces «consultants» en refusant de leur régler le solde d’une facture au montant ridicule : 15.000 euros ? HEC risque de payer beaucoup plus cher, en termes d’image, pour ce qu’un membre de la Conférence des Grandes Ecoles qualifie d’«offense gravissime à l’éthique de l’enseignement supérieur».

Patrick Fauconnier : Le Nouvel Observateur du 9 juin 2004
Sentinelle : Économie : Intelligence économique