18.8.04

La science de la glace

Les connaissances accumulées par des chercheurs industriels et universitaires pour le compte des grands distributeurs de crèmes glacées permettent de comprendre ce qui se passe au coeur de la glace à la vanille. Quand elle gèle, ou quand elle fond, le délicat équilibre physico-chimique des composants de ce délice moderne se rompt, et des catastrophes moléculaires menacent. La glace à la vanille risque constamment de tourner comme une vieille mayonnaise.

C'est une mousse pleine d'air, c'est aussi une émulsion grasse, avec des îlots protéiques minuscules et de délicats cristaux de glace. Il y a là des interfaces air-eau, eau-lipides, des noyaux de cristallisation, des réseaux d'acides gras et de protéines formant un squelette en trois dimensions. Et c'est un délice au palais quand les particules microscopiques ont la bonne taille, quand les proportions de caséine et de triglycérides sont respectées, quand les cristaux de glace sont assez petits. Rien à voir, pour les physiciens, avec les vulgaires sorbets ou la glace à l'eau... La glace à la vanille est un monde d'une complexité étrange, que les chercheurs explorent avec les mêmes instruments dont ils usent pour reconnaître des microbes pathogènes ou des cellules cancéreuses. Il faut désormais des microscopes électroniques pour savoir si la glace à la vanille sera bonne.

Voilà plus de deux siècles et demi que les ménagères, les inventeurs, puis les industriels traquent les secrets cachés de la crème glacée. La plus ancienne référence à ce dessert de roi, c'est Néron qui, en l'an 64 de notre ère, en donnait la recette : de la neige venue des Dolomites était mélangée à du miel. De la crème glacée fut officiellement mangée pour la première fois aux États-Unis, le 19 mai 1744, lors d'un dîner offert par le gouverneur de Virginie, William Blach. Mais c'est l'invention par Nancy M. Johnson, en 1843, d'une sorbetière à main qui a permis l'explosion de la consommation : des fontaines à soda apparurent dans toutes les épiceries, et les ménagères américaines purent fabriquer leurs propres crèmes glacées.

La science et la technologie ont aujourd'hui une place considérable dans l'élaboration de nouveaux produits et de plus en plus les chercheurs universitaires sont sollicités pour leur expertise. «On me demande toujours quel est le secret de la glace à la vanille ou à la fraise, explique Bob Roberts, spécialiste de l'alimentation à la Penn State University. Il n'y en a pas. C'est surtout une affaire de proportion d'ingrédients et de savoir-faire.» Et encore, à condition de respecter une réglementation précise : ainsi, aux États-Unis, l'appellation «French vanilla» se réfère uniquement à l'utilisation de crème utilisant une proportion de jaune d'oeuf, ce qui donne d'ailleurs sa coloration bien jaune au produit.

La crème glacée, c'est un «appareil» qui doit cristalliser en glace, puis durcir. Il faut des lipides du lait (10 à 16%), des protéines lactées (9 à 12%), du sucrose (9 à 15%) et des produits stabilisants et émulsifiants. La fraction grasse du lait a un rôle essentiel dans la prise en glace et la décongélation. C'est aussi un véhicule utile à l'expression des saveurs et des flaveurs incorporées à l'appareil ; physiquement, ces graisses ont un rôle essentiel dans l'onctuosité, la douceur, la viscosité de la glace.

Les composants non gras du lait servent d'émulsifiants, et améliorent également la viscosité. Le sucre, largement utilisé par les fabricants, n'est pas seulement cette drogue douce qui attire les consommateurs, mais il abaisse également le point de congélation du produit. Le sirop de maïs est également utilisé pour des propriétés de protection contre le choc thermique, il ralentit la croissance des cristaux de glace. Tout ce mélange, l'«ice-cream mix», après une pasteurisation de 75° C pendant 15 secondes, va en même temps être fouetté et refroidi.

C'est cette étape qui va conditionner la qualité, la légèreté, l'onctuosité et même le goût de la glace à la vanille (Ce qui est vrai pour la vanille l'est aussi, à des degrés divers, pour le chocolat, la fraise ou la praline...). En effet, dans le tambour réfrigéré du freezer, l'émulsion grasse faite de microglobules de graisse lactée va partiellement se casser, les globules coalescer et floculer en partie. En partie seulement : au lieu de retomber comme une vieille mayonnaise ratée, ou de prendre en beurre, elle reste stable. C'est parce qu'elle retient alors dans ce réseau de gouttes grasses des bulles d'air. C'est un petit miracle de physique moléculaire. En effet, si l'on n'avait pas ajouté auparavant des émulsifiants, les propriétés de tension superficielle des membranes de ces globules (dues à la présence de protéines du lait) auraient expulsé les bulles d'air. «Il faut penser petit, explique Douglas Goff (Guelph University, Canada), la taille des microglobules de graisse, la taille des bulles d'air et celle des cristaux de glace contenus dans le mélange conditionnent la qualité de l'impression gustative du consommateur.» Le professeur Goff utilise une technique très courante en biologie pour connaître la structure des cellules cancéreuses ou saines : un microscope électronique. Des échantillons de glace à la vanille très dure, coupés en sections fines, sont plongés dans l'azote liquide. Puis on remplace les cristaux de glace de l'échantillon par du méthanol, et le tout est fixé pour être placé sous un microscope cryo-électronique (fonctionnant à des températures très basses).

En effet, le monde universitaire qui débat savamment dans les congrès internationaux de la crème glacée (Solingen, Allemagne en novembre 2001 ; Thessalonique, Grèce, en mai 2003) se pose des questions sur la présence de graisses liquides à l'interface avec les bulles d'air. Il pourrait s'agir de triglycérides non cristallisés, s'échappant des globules de graisse lors de leur rupture.

C'est encore mystérieux. Il y a aussi l'angoissante question du devenir de la structure graisseuse à l'interface aérienne, lorsque les bulles d'air augmentent de taille au moment du retour à la pression atmosphérique, ... quand la glace fond.

Jean-Michel Bader : Le Figaro du 14 août 2004