Les dollars de la victoire
George Bush voulait priver son rival de trésor de guerre, mais John Kerry a évité le KO financier. La course à la Maison-Blanche est aussi une terrible bataille d’argent qui coûtera au total plus de 750 millions de dollars...
Tchou, tchou ! Les milliers d’Américains qui ont vu le Kerry-Edwards Express traverser l’Amérique profonde ont dû être impressionnés par la taille du convoi : 3 locos, 15 wagons, 90 journalistes, 8 membres des familles Kerry et Edwards, 69 invités, 43 responsables de l’équipe de campagne, 10 stewards, 7 membres d’équipage. Certains se sont peut-être aussi demandé combien cela coûtait. Des millions de dollars, évidemment. Mais apparemment les millions ne sont plus un problème pour John Kerry.
Grâce à l’un des come-back les plus étonnants de toute l’histoire politique américaine, le démocrate a réussi à déjouer le KO financier que voulait lui infliger George Bush.L’histoire commence en décembre dernier, alors que la campagne de Kerry est au point mort. Il se traîne dans les sondages, loin derrière Howard Dean, et n’a plus un sou en caisse. Dos au mur, Kerry hypothèque l’une de ses maisons et prélève 6 millions de dollars sur ses propres fonds pour sa campagne. Pendant ce temps-là, George Bush et son gourou Karl Rove reprennent, en la peaufinant, la stratégie qui leur avait si bien réussi en 2000 : taper les riches, en leur donnant des titres ronflants et un accès privilégié au président ; ceux qui lèvent 100.000 dollars deviennent «pionniers», ceux qui dépassent 200.000 dollars sont des «rangers». Les donateurs se prennent tellement au jeu de qui-lèvera-le-plus-d’argent-pour-le-président que la campagne Bush crée un nouveau titre de «super-ranger» pour ceux qui lèveront au moins 300.000 dollars pour le Comité national républicain. Le but, bien sûr, est d’asphyxier Kerry. En février, après sa nomination, le démocrate accuse un retard de 1 à 46 ! Comment pourrait-il rattraper un handicap aussi énorme ? Avec la réforme du financement des campagnes, les donations aux candidats à la présidentielle sont limitées à 2.000 dollars par individu. A moins de mobiliser beaucoup d’amis très riches, le démocrate court le risque très réel de perdre l’élection faute de munitions.
La contre-attaque de Kerry s’est jouée sur deux fronts
Pour les contributions directes à sa campagne, il a bénéficié de la haine intense qu’entretiennent des millions de démocrates à l’égard de Bush. Certains sont riches, influents, capables de lever des millions : les dirigeants ou salariés de Goldman Sachs, Time Warner ou Citigroup figurent parmi les principaux contributeurs de John Kerry. Et Hollywood, sans hésiter, a puisé dans ses poches profondes. Au final, Kerry a récolté 187.000 dollars, contre 229.000 pour Bush. Un retard négligeable.
Mais ce n’est pas tout. Les démocrates se sont glissés dans une brèche de la nouvelle loi sur le financement des campagnes électorales, qui n’impose aucune limite aux «groupes de pression» (également appelés «comités 527», du nom d’une section du Code des Impôts), pour peu que leur action ne soit pas directement coordonnée avec celle du candidat en campagne. La galaxie démocrate s’est donc rapidement peuplée de ces groupes prétendument indépendants, qui roulent en fait pour Kerry. Plusieurs de ces groupes, comme MoveOn, sont organisés en réseaux de volontaires et représentent une approche nouvelle de la politique. Mais d’autres s’apparentent plus à des pompes à finances, et certains sont d’une richesse inouïe : America Coming Together (ACT) a déjà récolté une centaine de millions de dollars, avec un objectif final de 125 millions. Le Media Fund, un autre comité 527, a engrangé – et dépensé dans des campagnes de spots ou autres – près de 30 millions de dollars. Le résultat ? Une élection aux antipodes de ce qu’avaient imaginé George Bush et Karl Rove, mais également à des années-lumière de ce qu’espéraient les auteurs de la loi réformant le financement de la vie politique. D’après certaines estimations, le coût total de cette campagne présidentielle devrait dépasser 750 millions de dollars, un montant obscène et dangereux pour la démocratie américaine. Même le milliardaire George Soros, qui a promis 10 millions de dollars à America Coming Together, reconnaissait récemment «haïr le genre de publicité politique» – des spots télévisés au ras des pâquerettes – que finance ce comité 527. Mais c’est Bush, en déclinant cette année, comme il y a quatre ans, une aide de l’Etat qui l’aurait contraint à limiter ses dépenses de campagne, qui a tiré le premier. Et il aura fallu tout le génie et l’énergie des démocrates pour l’empêcher in extremis de s’acheter sa réélection le plus tranquillement du monde.
Philippe Boulet-Gercourt : Le Nouvel Observateur du 12 août 2004
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