31.5.04

Le grand gâchis de la Sécu

La faillite de notre système de santé vient d’une totale désorganisation, qui crée des gaspillages. C’est sa gestion qu’il faut réformer.

[La série de la semaine sur le brûlant sujet de la réforme de l'assurance-maladie : 1/5]

Jean de Kervasdoué est un patient hors du commun. Non que la fracture du bassin pour laquelle il a été hospitalisé - après un accident de roller, à 59 ans ! - présente une grande particularité. Ce qui le différencie du blessé lambda, c’est qu’il a passé sa vie à étudier, à diriger - depuis le ministère de la Santé - et à conseiller les hôpitaux. Aussi, de son brancard, il n’a pu s’empêcher de porter sur l’organi­sation des soins le regard froid de ­l’analyste. Le verdict est sévère. Il y a d’abord les attentes interminables. Puis les radios qu’on veut l’obliger à refaire une troisième fois en vingt-quatre heures, parce qu’elles ont été perdues. Il refuse, provoquant un conciliabule de six à huit personnes durant une heure et demie. « Je fais un rapide calcul de coût : au moins 500 euros, charges comprises, sans parler d’une irradiation inutile. » Et de décrire l’hôpital comme un « orchestre sans chef » où le travail est « organisé comme à la cour d’Autriche au xixe siècle, où ceux qui ou­vraient et fermaient les fe­nêtres ne les lavaient pas ».

Quel est le coût global de cette non-effica­cité hospitalière ? Tout économiste et spécialiste de la santé qu’il est, Jean de Kervasdoué ne peut le chiffrer précisément. Mais la mauvaise organisation de l’hôpital représente une bonne part des 10 milliards d’euros de gaspillages qui grèvent, selon les estimations de Gilles Johanet, ancien directeur général de la Caisse nationale d’assurance-maladie (Cnam), les comptes de la Sécu. Challenges, en fouillant dans les différents rapports de la Cnam, de la Cour des comptes ou de la Haute Autorité pour l’avenir de l’assurance-maladie, parvient à une addition à peu près équivalente (11,7 milliards). Une dizaine de milliards, donc ; ce sont 170 euros par habitant gaspillés chaque année. Il suffirait alors de mettre fin aux dérapages pour combler plus des deux tiers du déficit de la Sécurité sociale, évalué à 14 milliards d’euros pour 2004 ! Autant dire que les quelques mesures d’économies annoncées à la télévision le 17 mai par le ministre de la Santé ne paraissent pas à la hauteur de l’enjeu. Evidemment, le calcul des abus donne lieu à controverse. Leur élimina­tion n’a rien de simple. Pour autant, une réforme de l’assurance-maladie ne peut faire l’impasse sur ces dérives. Les Français n’accepteront pas qu’on se contente de leur demander des sacrifices financiers sans qu’une sérieuse chasse aux gaspis soit organisée.

Où trouve-t-on les plus gros dérapages ?

Il y a d’abord les fraudes, inacceptables, et par nature difficiles à chiffrer. Mais elles ne constituent pas le gros du dossier, même si, par exemple, les arrêts de maladie « bidon » coûtent chaque année environ 400 millions d’euros à l’assurance-maladie. Comme le montre notre ­dossier, les gaspillages les plus importants - et susceptibles d’être chiffrés - se trouvent d’abord du côté des médicaments, dont les médecins français sont les plus gros prescripteurs. Entre 1990 et 2003, la dépense de produits pharmaceutiques a augmenté en France de 75% ! En volume, les Français détiennent le record mondial de consommation de médicaments par habitant. L’assurance-maladie, qui contribue chaque année au remboursement de 2 milliards - oui, 2 milliards - de boîtes et flacons, a ainsi versé l’an dernier aux assurés 15,3 milliards d’euros au titre des médicaments. La consommation globale - y compris ce qui n’est pas pris en charge par la Sécu - dépasse, elle, 30 milliards d’euros. Soit un montant par tête 2,9 fois supérieur à celui des Pays-Bas, calcule Philippe Pignarre. En outre, les prises de médicaments trop nombreuses, et à tort et à travers, sont à l’origine d’une part non négligeable des admissions aux urgences, jusqu’à 25%. Un phénomène que les spécialistes appellent la « iatrogénie », qui est plus qu’un gaspillage : un scandale médical.

Les médecins de ville constituent une profession libérale au statut favorable, dont la solvabilité des clients est assurée à tous les coups par la Sécu et les mutuelles : un médecin peut demander à ses malades de venir plus souvent le voir. Et, dans certaines spécialités, « il leur est possible de prescrire des examens qu’ils réalisent eux-mêmes, souligne Jean de Kervasdoué. Imagine-t-on un architecte ayant la possibilité de prescrire de nouvelles maisons à ses clients ? » Et de poursuivre : « Il ne faut pas blâmer les médecins libéraux. A leur place, tout un chacun aurait le même comportement : se fixer un objectif de chiffre d’affaires - il y a la maison de campagne à payer - et tout mettre en œuvre pour l’atteindre. Le vrai problème est l’absence totale de contrôle des pratiques médicales, au contraire de ce qui se passe à l’étranger. »

A cela s’ajoutent les doublons dans les examens médicaux. 15% des examens sont réalisés deux fois… ou plus, selon le ministère de la Santé. Cela peut se justifier dans certains cas, cela tient parfois au « nomadisme médical » des patients, mais relève également et surtout de l’absence de mise en réseau du système de soins. A l’hôpital, on refait systématiquement les examens réalisés auparavant « en ville ». Un manque de coordination, doublé d’une absence de réflexion sur la mise en place de maisons de soins, susceptibles d’accueillir les patients sur une plage horaire assez ­large. A l’arrivée, on assiste à une inflation des admissions aux urgences à l’hôpital (+5% par an depuis dix ans), qui pousse à la demande de nouveaux moyens. De ce point de vue, les économistes de la santé qui auscultent l’hôpital parviennent au même diagnostic : il souffre d’abord d’un fonctionnement bureaucratique. « C’est comme si une entreprise employait des centaines de personnes sans jamais se poser la question de l’organisation du travail », affirme Pierre Volovitch, spécialiste des questions d’économie de la santé à l’Institut de recherches économiques et sociales (Ires).

Les rémunérations de tous les personnels hospitaliers sont par exemple déterminées au ministère de la Santé. Comment prendre en compte, alors, les particularités locales ? Un directeur d’hôpital d’une ville de l’Ouest, assez peu attractive, témoigne : « Faute de pouvoir, légalement, les motiver financièrement, je ne peux pas trouver d’anesthésistes en nombre suffisant. Du coup, je dois souvent faire appel à des sociétés d’intérim spécialisées, qui m’envoient des médecins pour un coût salarial cinq à six fois supérieur à la norme. » Sans parler des procédures de nomination, qui empêchent toute forme de « management des effectifs » : les médecins hospitaliers sont nommés à vie par le ministre de la Santé ! Leur activité n’est, bien sûr, ni évaluée ni contrôlée.

Une réforme en profondeur de l’as­surance-maladie

Une réforme en profondeur de l’as­surance-maladie devra s’attaquer prioritairement à ces problèmes, comme à celui de la prise de décision au niveau central : aujourd’hui, le sys­tème n’est pas réel­lement dirigé, les responsabilités respectives de l’Etat et des partenaires sociaux, gestionnaires des caisses d’assurance-maladie, étant très mal définies. Les perspectives d’évolution sont une gageure tant les cloisonnements sont rigides : les caisses d’assurance-maladie n’ont aucun droit de regard sur l’hôpital. Bref, il manque vraiment un pilote. Reste à savoir pour quoi faire. Faut-il s’orienter vers la mise en concurrence entre acteurs (caisses, mutuelles, assureurs) ? « La concurrence en matière de financement des soins est toujours inflationniste, répond Pierre Volovitch. D’une part, parce que les entreprises prenant en charge l’assurance-maladie de leurs salariés en font un argument de recrutement et de fidélisation, notamment des cadres et des techniciens. D’où une compétition à la hausse entre entreprises, pour offrir toujours plus. D’autre part, parce que la multitude d’assureurs et de mutuelles a très peu de pouvoir de négociation des prix face à l’industrie pharmaceutique. »

La très libérale OCDE ne dit pas autre chose, dans un rapport récent : « La maîtrise des coûts est plus problématique dans les systèmes à payeurs multiples, où les acheteurs se trouvent en position moins forte pour négocier les prix et les quantités avec les prestataires. » Jean de Kervasdoué renchérit, dans l’ouvrage collectif Etat d’urgence, réformer ou abdiquer, le choix français (éditions Robert Laffont) : « Les comparaisons internationales montrent que plus la part du financement privé des dépenses de soins augmente, plus le système est inefficace, inéquitable et onéreux. » Quant aux frais d’administration et de gestion, ils sont plus élevés dans les pays ayant fait le choix de la concurrence que dans les autres. Une étude du New England Journal of Medi­cine estime ainsi à 2,5% du PIB ces frais aux Etats-Unis, contre 0,5% au Canada, dont le système de prise en charge est similaire au nôtre. Les surcoûts américains s’expliquent par les frais de recrutement des assurés, ­engagés par des entreprises d’assurance concurrentes, et par les dépenses de publicité qui y sont liées.
Sans vouloir faire des directeurs d’hôpitaux des entrepreneurs dotés de services de marketing, l’une des solutions serait peut-être de leur fournir un minimum d’outils de gestion. « Pour l’instant, personne ne sait exactement combien coûte la prise en charge d’un patient dans un hôpital », explique Gérard Ropert, le directeur de la Cnam de Lyon. A l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris, on avoue même qu’il n’y a pas d’outil intégré pour lier l’acte médical et son prix. Sans un minimum de lumière, il sera diffi­cile de sortir du fond de ce trou.

Ivan Best : Challenges 225 de mai 2004
Sentinelle : Économie : Macro-économie : Protection sociale